Enquêtes
En Estonie, la MAIF impliquée dans un projet forestier controversé

Une enquête en Estonie menée par Canopée et Fern révèle que la MAIF, via son fonds forestier, est associée à une entreprise, Kinnistu OÜ, pratiquant des coupes rases dans des forêts riches en biodiversité. Un investissement qui fait tache alors que l’assureur est engagé dans une politique forestière plutôt ambitieuse. Plus surprenant encore : ce projet pourrait être sélectionné par la Commission européenne comme initiative pilote pour le développement des « crédits nature ».

L’île d’Hiiumaa, un patrimoine forestier unique situé en Estonie
Située au large des côtes occidentales de l’Estonie, l’île d’Hiiumaa, deuxième plus grande île du pays, présente une couverture forestière remarquable. Selon les données de 2023, environ 67 % de sa surface est boisée, ce qui en fait l’une des régions les plus densément forestières d’Estonie.
La diversité des écosystèmes forestiers d’Hiiumaa est notable. On y trouve des forêts mixtes de pins sylvestres (Pinus sylvestris), d’épicéas communs (Picea abies), de bouleaux verruqueux (Betula pendula) et de chênes pédonculés (Quercus robur). Certaines zones abritent des forêts humides dominées par des aulnes glutineux et des trembles, ainsi que des tourbières anciennes. Le nord et l’est de l’île conservent des fragments de taïga, un vaste écosystème également appelé forêt boréale, qui s’étend en une large ceinture à travers le Canada, l’Alaska, la Scandinavie et la Russie. La présence de ce type de forêt à Hiiumaa, en limite méridionale de son aire naturelle de répartition, confère à ces peuplements une valeur écologique particulière.
Cette richesse écologique est également soulignée par la présence de nombreuses espèces protégées comme le vison d’Europe. Hiiumaa est notamment un refuge pour des oiseaux rares tels que le pygargue à queue blanche.
Depuis l’indépendance de l’Estonie en 1991, la structure de propriété des forêts a profondément changé. Environ 49 % des terres forestières sont désormais détenues par des propriétaires privés, tandis que l’État en possède 51 %, principalement gérées par le Centre de gestion des forêts de l’État (RMK).
Cette privatisation a conduit à une intensification des pratiques sylvicoles, notamment l’augmentation des coupes rases. En Estonie, les coupes rases sont la norme et représentaient 81 % des coupes en 2022 (11 % sont des coupes d’éclaircissement). Cette pratique a des impacts significatifs sur la biodiversité, notamment la dégradation des habitats forestiers anciens riches en bois mort et en micro-habitats, essentiels pour de nombreuses espèces sensibles. Or, une étude de l’Estonian Fund for Nature souligne l’incompatibilité de ces méthodes avec la préservation des habitats forestiers anciens.
Mauvaise pioche : le partenariat douteux de la MAIF en Estonie
Bien connue pour son engagement en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), la MAIF a lancé en juin 2022 le fonds MAIF Forêts, visant à concilier rentabilité à long terme et gestion durable des forêts. Géré par France Valley, un investisseur en charge du portefeuille forestier de la MAIF, ce fonds a investi 100 millions d’euros pour acquérir plus de 5 600 hectares de forêts en France, avec une approche de sylviculture dite « à couvert continu », favorisant une exploitation sélective et respectueuse des écosystèmes. Cette approche se base notamment sur une interdiction des coupes rases, d’après ce que nous a rapporté la MAIF.
Moins médiatisé, la MAIF a également fait le choix d’investir dans des projets forestiers à l’international. Le 14 décembre 2022, l’assureur a acquis près de 1600 hectares de forêts situées exclusivement sur l’île estonienne d’Hiiumaa, au travers de l’entreprise Hiiumaa Portofolio OÜ. Pour la gestion de ces forêts, la MAIF s’est associée à Kinnistu OÜ, une société estonienne de conseil et de gestion foncière, qui administre environ 15 000 hectares de terres forestières et agricoles en Estonie.
Or, nous avons découvert que le directeur de l’entreprise Kinnistu OÜ, Mart Erik, est un nom loin d’être anodin : il est connu pour promouvoir des méthodes sylvicoles fondées en grande partie sur la coupe rase. Sur son site internet, il défend par exemple l’idée que « la coupe à blanc n’exclut pas la biodiversité » (propos traduits de l’estonien).
En observant les images satellites des terres acquises par la MAIF, il apparaît clairement que les coupes rases y sont fréquentes. Si la majorité d’entre elles ont été réalisées avant le rachat, le 14 décembre 2022, cette acquisition aurait pourtant pu en marquer la fin. Or, une analyse croisée des images satellitaires et des données de terrain révèle que cela n’a pas été le cas : des coupes rases ont été réalisées depuis le rachat des terres par la MAIF. France Valley ne conteste pas cette réalité, mais affirme avoir fortement réduit le rythme des coupes rases par rapport aux années précédentes, en les limitant à une surface maximale de 2 hectares chacune.
Des coupes rases détectées au sein d’habitats clés pour la biodiversité
Pour établir un diagnostic objectif des pratiques forestières sur l’île d’Hiiumaa, notre enquête s’est d’abord appuyée sur une analyse satellitaire. Nous avons mobilisé les données issues du programme OPERA, un projet conjoint de la NASA et de l’Agence spatiale européenne. Ce programme exploite des images captées depuis l’espace afin de surveiller l’évolution de la végétation terrestre.
L’un des outils phares d’OPERA, baptisé DIST-ALERT (pour Disturbance Alert), permet de repérer les zones où la couverture végétale a été coupée, dégradée ou altérée de manière significative. Cette détection repose sur la combinaison des données fournies par deux satellites de dernière génération : Sentinel-1, qui utilise un radar, et Sentinel-2, qui captent des images optiques. Ces satellites offrent une résolution d’environ 30 mètres, suffisante pour détecter des perturbations à l’échelle d’une petite clairière ou d’un verger.
Grâce à une fréquence de mise à jour tous les six jours, ces données permettent un suivi temporel très précis. Nous avons ainsi pu cartographier l’ensemble des perturbations de végétation intervenues sur Hiiumaa entre le 14 décembre 2022 — date d’acquisition des parcelles par le fonds MAIF Forêts — et le 6 mai 2025.
Parallèlement à ce travail, nous avons demandé à un expert naturaliste estonien, Indrek Tammekand, de réaliser une expertise écologique des habitats naturels et des espèces végétales sur les parcelles de MAIF Forêts. Cette expertise de terrain a été réalisée le 15 mai 2025.
Les résultats obtenus sont alarmants : 42 coupes rases ont été détectées, pour un total d’au moins 27 ha. Les coupes rases sont de petites tailles, généralement inférieure à 2ha. Elles sont visibles sur la carte suivante.

Si ces coupes rases, prises isolément, restent de surface modeste — souvent inférieure à deux hectares — leur effet cumulatif est bien réel. Certaines ne sont séparées que par de minces bandes de végétation, ce qui revient, en pratique, à fragmenter artificiellement une coupe de grande ampleur.
De plus, la localisation de ces coupes est également problématique, avec plusieurs coupes rases détectées dans des habitats naturels rares.
Nous avons notamment étudié trois territoires où les coupes rases ont fortement impacté les habitats naturels et les espèces présentes.

Sur la propriété dite Lootare, plusieurs coupes rases ont été réalisées. Ces opérations ont été menées sur la base d’un permis de coupe obtenu le 31 août 2023 et valide jusqu’au 30 août 2024. Le permis mentionne explicitement une lageraie, c’est-à-dire une coupe rase (en estonien).
Selon Indrek Tammekand, ces coupes ont été réalisées dans des forêts marécageuses de trembles centenaires. Certaines parcelles correspondaient à un habitat d’intérêt communautaire « bois marécageux caducifoliés de Fennoscandie ».


Figure 4 – Vue satellite du secteur de Lootare (toutes les coupes rases n’ont pas nécessairement été réalisée par l’entreprise Kinnistu) et coupe rase réalisée par l’entreprise Kinnistu sur la propriété de Lootare.
L’expert a également identifié la présence de cinq espèces de flore et de champignons (végétales ou fongiques) indicatrices de cet habitat prioritaire dans les débris de coupe, ce qui témoigne de sa valeur écologique (Megalaria grossa, Acrocordia sp, Platycerus caprea, Frullania dilatata et Opegrapha varia).
Enfin, un ruisseau correspondant à fort enjeu écologique traverse la propriété. Ce cours d’eau a été franchi à deux reprises par des engins forestiers, une pratique susceptible d’entraîner une dégradation significative de son état écologique. Pour France Valley, il s’agit d’un simple “fossé”.

Un autre exemple se trouve sur la propriété dite Kippari. Une coupe rase a été réalisée au cours des six derniers mois sur une surface d’au moins 0,81 hectare.


Figure 6 – Vue satellite du secteur de Kippari (toutes les coupes rases n’ont pas nécessairement été réalisée par l’entreprise Kinnistu) et coupe rase réalisée par l’entreprise Kinnistu sur la propriété de Kippari
L’analyse écologique réalisée sur place est particulièrement préoccupante. Les parcelles rasées abritaient une veille forêt de taïga, probablement jamais exploitée avec des arbres centenaires, certains âgés de plus de 200 ans.
Enfin, dans la propriété forestière de Soometsa, 2,83 hectares de coupes rases ont été réalisés en 2023. Le permis de coupe, daté du 4 avril 2023, était valable jusqu’au 3 avril 2024 et prévoyaient des coupes rases.


Figure 7 – Vue satellite du secteur de Soometsa (toutes les coupes rases n’ont pas nécessairement été réalisée par l’entreprise Kinnistu) et coupe rase réalisée par l’entreprise Kinnistu sur la propriété de Soometsa
D’après l’évaluation menée par le naturaliste Indrek Tammekand, les forêts rasées correspondaient à de vieilles forêts marécageuses de feuillus avec des arbres agés de plus de 110 ans.
Quatre espèces de flore et de champignons indicatrices d’habitats forestiers clés y ont été recensées (Megalaria grossa, Acrocordia sp, Lecanactis abietina, Frullania dilatata). Les espèces caractéristiques trouvées confirment que le site était au moins en partie composé de taïga et de boisements caractéristiques d’une zone humide.
L’ensemble de ces éléments remet sérieusement en question la cohérence entre les engagements environnementaux affichés par la MAIF et la réalité de la gestion forestière menée sur ses parcelles estoniennes.
Un modèle sylvicole non durable sélectionné pour un projet pilote de crédits nature
Lors de la COP16 à Cali en octobre 2024, la Commission européenne a présenté son travail exploratoire pour élaborer une base méthodologique pour les futurs crédits nature, censés encourager les pratiques favorables à la biodiversité.
Les crédits nature sont régulièrement mis en avant par les institutions comme un levier innovant pour lutter contre l’érosion de la biodiversité. L’objectif : rémunérer les pratiques jugées « positives pour la nature » menées par des agriculteurs et des forestiers, en s’appuyant sur l’expérience des marchés carbone. Une ébauche de la communication que la Commission Européenne prépare permet de mieux cerner les contours concrets de cette ambition.
Au cœur de cette stratégie figurent deux projets pilotes désignés pour développer les outils méthodologiques, les dispositifs de suivi et les cadres de gouvernance nécessaires à un futur marché.
Et vous devinez la suite… L’un de ces projets pourrait être la propriété gérée par Kinnistu OÜ sur les forêts détenues par la MAIF en Estonie, avec la réalisation de multiples coupes rases de petite surface, inférieures à 2 ha. En effet, une réunion non publique entre Kinnistu OÜ et la Commission Européenne (entre autre) s’est tenue le 26 août 2024. Le projet pilote sur l’île d’Hiiumaa a été présenté à cette occasion et l’entreprise Hiiumaa Portofolio OÜ (dont la MAIF est propriétaire) a présenté la gestion forestière demandée qui indiquait explicitement une limitation des coupes rases à 2 ha. Une limitation… qui n’est donc pas une interdiction.
Si le projet se poursuit en l’état, la pratique des coupes rases — pourtant dénoncée pour ses impacts négatifs sur les sols et la biodiversité — pourrait être non seulement légitimée mais aussi financièrement encouragée au nom d’une supposée « contribution positive à la nature ». Le soutien public ou privé doit absolument se diriger vers des modèles reconnus pour leur durabilité, tels que la sylviculture mélangée à couvert continu.
Vers une amélioration des pratiques forestières ?
Depuis plusieurs mois, nous avons alerté la MAIF sur les résultats de notre enquête. L’assureur semble avoir réagi mais, dans un premier temps, pas de la manière la plus appropriée : une modification discrète a été apportée à la page Internet du fonds MAIF Forêts. Là où figurait auparavant une interdiction des coupes rases, le site précise désormais que cette interdiction s’applique uniquement « en France ». Une nuance de taille, qui laisse penser que nos observations ont touché un point sensible.

Lors d’un échange tenu le 28 mai avec France Valley, gestionnaire du portefeuille forestier de la MAIF, nos interlocuteurs ont indiqué que si des échanges avaient bien eu lieu avec la Commission européenne, ils ne se sont pour autant engagés dans aucune démarche contractuelle, en raison de l’absence actuelle de cadre méthodologique clair.
De plus, France Valley, ne conteste pas la réalisation de ces coupes rases. Il indique qu’elles ont été unitairement limitées à 2 hectares, et que, si le programme d’exploitation initial prévoyait plus de 600 hectares de nouvelles coupes rases en plus des 500 hectares rasés les années précédant l’acquisition, elles ont été contenues à 26 hectares. N’ayant pas pu avoir accès à ce document, nous n’avons pas pu vérifier cette information. De plus, France Valley précise que les coupes rases ont été suspendues depuis la fin 2024.
À la suite de cette rencontre, la MAIF s’est montrée ouverte au dialogue et nous a proposé un nouveau rendez-vous pour approfondir les échanges. L’entreprise affirme vouloir améliorer ce projet et s’est dite prête à faire preuve de davantage de transparence — un signal encourageant.
Notre demande est simple : la MAIF doit appliquer le même niveau d’exigence à ses investissements forestiers en France et à l’international. L’engagement à limiter les coupes rases à deux hectares doit être consolidé pour intégrer pleinement les effets cumulatifs, et éviter qu’il ne serve à légitimer le morcellement artificiel de coupes de grande ampleur.
Avec le soutien de France Valley, la MAIF a les moyens de devenir un acteur de référence en matière de sylviculture écologique. Pour cela, une première étape décisive s’impose : mettre fin aux coupes rases dans l’ensemble des forêts dont elle est propriétaire, en commençant par une révision formelle du plan de gestion de ses forêts en Estonie.
Droit de réponse : à la suite des échanges avec Canopée, MAIF a souhaité partager des éléments de contexte, afin de clarifier la situation.
Créé en juin 2022 par la Direction des Investissements et des Placements, le fonds MAIF Forêts est un groupement foncier forestier (GFF) dont la vocation est d’acquérir des massifs forestiers et d’en assurer une gestion durable.
Dans ce cadre, MAIF choisit, via son partenaire France Valley, des opérateurs spécialistes des essences et pratiques sylvicoles, adaptés aux forêts dans lesquelles elle investit.
MAIF Forêts a acquis des forêts principalement en France et jusqu’en Europe du Nord. Le fonds interdit les coupes rases en France et s’engage à faire évoluer les pratiques à l’étranger et progressivement les rapprocher d’une sylviculture plus durable comme pratiquée dans nos forêts françaises. Dès l’acquisition de cette forêt en Estonie en 2022, MAIF a mis en place un plan de transition visant en premier lieu à réduire les coupes rases. Leur nombre a été divisé par 20 par rapport au projet prévu par le précédent exploitant.
Depuis fin 2024, les coupes rases dans la forêt estonienne détenue par MAIF sont proscrites et ne seront donc plus pratiquées, sauf contraintes sanitaires ou légales.
Cet engagement s’intègre pleinement dans sa politique d’investissement responsable qui vise à soutenir les transitions climatiques, écologiques et sociales, et à générer des impacts positifs sur l’environnement et la société. MAIF adopte des positions résolument engagées et met en œuvre des plans d’actions pour faire évoluer les pratiques des entreprises et des projets dans lesquels elle est investie.
Cette démarche d’accompagnement vers des pratiques plus vertueuses vise à concilier les enjeux environnementaux et sociétaux. Elle se fait de façon progressive afin d’embarquer toutes les parties prenantes et d’ancrer durablement ces évolutions bénéfiques.