Analyses

Sous la pression d’acteurs privés, le risque d’un affaiblissement des méthodes forestières du Label Bas Carbone

Sous pression des lobbys forestiers, le gouvernement affaiblit les méthodes du Label Bas Carbone : décryptage d’un volte-face aux lourds enjeux climatiques.
Publié le Rédigé par Canopée

Le ministère en charge de la transition écologique est en train de céder à la pression des acteurs économiques : moins de six mois après avoir validé deux méthodes pour générer des crédits carbone forestiers, elles sont de nouveau remises sur la table. Décryptage de ce volte-face.

Une fierté vite ébranlée

Le 17 février 2025, Agnès Pannier-Runacher, ministre en charge de la transition écologique, ne cachait pas sa fierté en déclarant face à un parterre de financeurs de projets Label Bas Carbone :
« Ce que nous bâtissons avec les crédits biodiversité et les crédits carbone, c’est un cadre clair et exigeant, reconnu par l’État, pour financer des projets qui permettent très concrètement de lutter contre le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité. » Trois jours plus tôt, les nouvelles versions (dites V3 pour 3ème version) des deux principales méthodes forestières (« boisement » et « reboisement ») venaient officiellement d’être validées après avoir suivi la procédure réglementaire : consultation publique, puis avis du groupe scientifique et technique, pour intégrer les remarques formulées. Le fameux cadre « clair et exigeant » que la ministre citait alors en exemple est pourtant en train de voler en éclats, avec la remise en cause de cette décision et une nouvelle consultation publique, organisée en plein mois d’août.

La fragilité du scénario de référence

Pour comprendre ce qui se joue, il faut se plonger au cœur de la mécanique des crédits carbone et plus précisément du scénario de référence : autrement dit, ce qui se serait passé si le projet n’avait pas existé. Le calcul est simple en apparence : on mesure l’écart entre ce scénario théorique et la réalité observée, et l’on transforme cette différence en crédits carbone. Autant dire que plus le scénario de référence est tiré vers le bas, plus le nombre de crédits carbone grimpe et plus c’est intéressant pour les porteurs de projet.

D’où une tentation bien connue : manipuler ce scénario de référence. Et il ne s’agit pas là d’une faiblesse propre au Label Bas Carbone, mais de la faille béante de l’ensemble des certifications qui prétendent mettre des crédits carbone sur le marché (Chen Teo et al, 2023). Car l’avantage – ou plutôt le vice – de ce scénario de référence, c’est qu’il est par nature invérifiable. Résultat : chacun avance ses « bons » arguments pour l’affaiblir, et donc gonfler artificiellement le volume de crédits générés.

Dans le cas qui nous intéresse, la question est de savoir si l’humain fait beaucoup mieux que la nature lorsqu’une forêt est dégradée par une tempête, un incendie ou un problème sanitaire. Autrement dit : est-ce que planter des arbres est plus efficace que la régénération naturelle ?

Dans la V3 mise en consultation publique en mars 2024, le scénario de référence ne varie sensiblement pas de la V2 : le recru naturel est estimé à 1 m³/ha/an. Charge au porteur de projet de démontrer qu’il fera mieux.

Quand la science s’en mêle…

L’une des spécificités – et aussi l’une des grandes forces – du Label Bas Carbone est de s’appuyer sur un Groupe scientifique et technique. Cette instance indépendante d’expertise réunit des représentants d’établissements publics et de la société civile, et a pour mission de conseiller la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) sur l’élaboration de nouvelles méthodes, l’évaluation des méthodes existantes ainsi que sur le fonctionnement général du label. Canopée y siège au nom de France Nature Environnement, dont nous sommes membres.

Pour chaque méthode, des rapporteurs indépendants — en l’occurrence trois chercheurs de l’INRAE — sont désignés. Leur rôle est de rendre un avis fondé à la fois sur l’analyse de la littérature scientifique et sur les retours issus de la consultation publique. Cet avis est ensuite débattu au sein du groupe, avant que la DGEC ne prenne sa décision en toute connaissance de cause.

Et là, surprise : l’avis des rapporteurs est sévère. En analysant la littérature scientifique, ils pointent que la différence de croissance entre ne rien faire (la régénération naturelle) et planter des arbres est souvent mince. Ils concluent que la valeur retenue (1 m³/ha/an) leur semble « faible au regard de l’état des connaissances scientifiques » et l’évaluent plutôt entre 4,0 et 5,3 m³/ha/an pour la France continentale. Un écart de 1 à 5.

Le Centre National de la Propriété Forestière (CNPF), qui a porté la révision de cette méthode, est invité à revoir sa copie à la hausse. Ce qu’il fait : en se replongeant dans les données de l’observatoire des peuplements dévastés et mités, créé après les ouragans Lothar et Martin de 1999 pour mesurer la capacité des forêts à se reconstituer naturellement, il évalue le scénario de référence à 1,15 m³/ha/an pour les feuillus et 2,23 m³/ha/an pour les résineux sur 19 ans, extrapolés à 1,39 et 2,69 sur 30 ans (pour coller au cadre du Label Bas Carbone).

Des chiffres toujours très en deçà de la réalité comme le pointe les chercheurs de l’INRAE: « ils ne se basent que sur les arbres dits « recensables » (diamètre > 7.5 cm) ignorant la biomasse des autres arbres qui peuvent constituer l’essentiel pour de jeunes accrus ». Ce sont ces chiffres qui sont finalement retenus dans les méthodes validées en février 2025.

Une menace pour les intérêts économiques des porteurs de projet

Sur le moment, silence radio. Mais un mois plus tard, le CNPF organise un webinaire de présentation des méthodes validées. Et là, les hostilités éclatent. Une coalition d’opérateurs de projets — Fransylva, Alliance Forêts Bois, Société Forestière de la Caisse des Dépôts et Consignations, Sylvo, Néosylva, Stock CO2, Carbonapp, bientôt rejoints par Oklima, MaForêt.com et EcoTree — monte au créneau : la révision de ces méthodes entraîne une chute des crédits carbone de l’ordre de 30 à 70 % par rapport aux versions antérieures.

Ils écrivent à la ministre pour exiger la suspension des nouvelles méthodes. Branle-bas de combat : la ministre demande à la Direction Générale du Climat et de l’Énergie de recevoir les porteurs de projets pour éteindre l’incendie. Les réunions se multiplient, dans l’opacité la plus totale et en dehors de toute possibilité de contradiction. Le groupe scientifique et technique est soigneusement tenu à l’écart. Après une dernière réunion « coup de pression » au cabinet, en juillet 2025, la ministre cède et revient sur sa décision de validation. Officiellement, il s’agit de permettre quelques « ajustements ». En réalité, il s’agit de changements majeurs qui auraient dû faire l’objet d’une analyse par le Groupe scientifique et technique: retour au scénario de référence initial, autorisation d’un scénario sans accroissement naturel (0 m³/ha/an) pour un boisement sur friche où aucune reprise naturelle n’est constatée sur 10 ans, suppression du rabais de 5 % prévu pour refléter le risque de non-permanence des projets.  

Soyons clairs : la frustration des opérateurs est en partie compréhensible et souligne surtout la nécessité de renforcer la transparence dans l’élaboration et la validation des méthodes du Label Bas Carbone. L’avis des rapporteurs, rendu après la consultation publique, n’a pas été communiqué aux opérateurs, ce qui a nourri l’incompréhension. S’il l’avait été, le débat aurait sans doute gagné en qualité et permis de prendre en compte des arguments réellement étayés.

Ainsi, tout en relevant sérieusement le scénario de référence général sur la base des meilleures données scientifiques disponibles, il aurait été possible de prévoir des mécanismes d’exception. La régénération naturelle varie en effet fortement d’une parcelle à l’autre, selon de nombreux facteurs : proximité d’une forêt, état du sol, présence d’une banque de graines, etc. Une manière de mieux refléter cette variabilité consisterait à adopter des scénarios de référence dynamiques, comme le font désormais les principales certifications internationales : par exemple, laisser 10 % de la surface des projets en régénération naturelle et observer ce qu’il s’y passe. Si la recolonisation naturelle est faible, le volume de crédits carbone généré sur le reste du projet pourrait alors être réévalué à la hausse ; à l’inverse, si elle est normale ou forte, ce volume devrait être ajusté à la baisse. Une approche plus robuste scientifiquement, mais évidemment moins séduisante pour des acteurs qui visent avant tout la rentabilité financière.

Qui décide du prix des crédits carbone ?

La question fondamentale que pose cette séquence est de savoir si le Label Bas Carbone doit être piloté par la demande ou par l’offre. La crainte de la ministre, sur laquelle ont joué les porteurs de projets, est qu’en renforçant les exigences du Label Bas Carbone, le prix des crédits augmente, franchisse la barre symbolique des 40 €/tonne et ne trouve plus preneur face à la concurrence de crédits internationaux à 10–20 €/tonne. C’est le pilotage par la demande : laisser le prix dicter les contraintes techniques.

Or, le marché du carbone est miné par les controverses sur les crédits fictifs générés en manipulant les scénarios de référence. Jusqu’à présent, le Label Bas Carbone avait été relativement épargné, même s’il est loin d’être exempt de critiques comme nous l’avons pointé dans notre rapport. Les méthodes sont élaborées et validées sur la base des meilleures données scientifiques disponibles et c’est ensuite aux porteurs de projet de trouver des entreprises souhaitant acheter des crédits carbone réputés plus robustes. C’est un pilotage par l’offre. 

En écartant sciemment les arguments scientifiques, le gouvernement français est en train de prendre le risque de faire basculer le Label Bas Carbone dans un pilotage par le marché.

La décision d’ignorer la plus importante recommandation de nos rapports semble n’être justifiée que par la pression économique exercée par certaines parties prenantes. […] Cette logique est par principe inacceptable

Les rapporteurs de l'INRAE

Dans le cadre de cette nouvelle consultation en plein été, les rapporteurs scientifiques de l’INRAE viennent de poster une contribution qui est une véritable alarme: « Nous, rapporteurs INRAE des méthodes « boisement » et « reconstitution », pensons qu’avec ces v3bis, le Label Bas Carbone cesse d’être un thermomètre objectif des réductions d’émissions. En effet, ces v3bis ignorent totalement la première recommandation de nos rapports portant sur un point pourtant purement technique : la croissance des friches et des régénérations naturelles post-perturbation » et ajoutent « Pour ces raisons, la décision d’ignorer la plus importante recommandation de nos rapports semble n’être justifiée que par la pression économique exercée par certaines parties prenantes. Sur un point purement technique et au sein d’un outil qui prétend mesurer objectivement l’atténuation du changement climatique, cette logique est par principe inacceptable« .

Ils concluent en insistant sur risque de saboter la crédibilité du Label Bas Carbone : « Même d’un point de vue pratique, fausser le thermomètre n’est pas une décision judicieuse. La réputation du LBC ne tardera pas à suivre celle des méthodes REDD+ de Verra, entraînant avec elle la valeur des crédits LBC sur le marché volontaire. « 

Vers une financiarisation du Label Bas Carbone ?

Depuis la loi Climat et Résilience, en 2021, Air France est obligée d’acheter chaque année l’équivalent de 600 000 tCO₂, à un prix plafonné à 40 €/tonne pour compenser les émissions de ses vols intérieurs. Ce qui en fait, et de loin, le plus gros acheteur de crédits Label Bas Carbone. Le ministère en charge de l’écologie a bon espoir de convaincre Bercy de soumettre d’autres secteurs économiques à une obligation réglementaire d’acheter des crédits carbone, afin que ces financements privés prennent le relais de financements publics en baisse. Pour cela, il faut garder un tarif attractif mais aussi s’appuyer sur des intermédiaires financiers. Leur rôle : l’agrégation de projets et la vente en gros auprès d’acteurs comme Air France, qui n’a pas le temps de discuter avec chaque porteur de projet.

Parmi ces intermédiaires, Time To Act Capital, qui ambitionne de lever 100 millions d’euros et de devenir le « premier fonds français de reforestation Label Bas Carbone ». Leur promesse aux investisseurs ? Un taux interne de rentabilité supérieur à 10 % par an ! Alors que de nombreuses entreprises de la filière forêt-bois peinent à dégager de la rentabilité, faut-il vraiment laisser ces acteurs financiers capter de telles marges ?

Le modèle est simple : acheter des crédits auprès des porteurs de projets entre 10 et 20 €/tonne, et les revendre jusqu’à 40 €/tonne. Pour cela, Time To Act Capital a noué des partenariats stratégiques avec Fransylva, le syndicat des propriétaires forestiers privés, et avec la coopérative Alliance Forêts Bois, dont le modèle fondé sur la coupe rase et la plantation est de plus en plus contesté. Ces deux acteurs ont été parmi les plus actifs contre la révision des méthodes boisement et reboisement. Rien d’étonnant : si les crédits deviennent plus exigeants et donc plus chers, leur revente en gros devient moins rentable.

Le Label Bas Carbone à la croisée des chemins

Au-delà du débat technique sur les scénarios de référence, ce sont les intérêts économiques et le partage de la valeur qui sont en jeu. Et tous les porteurs de projets ne sont pas forcément alignés : certains ont compris le risque réputationnel qu’impliquerait un retour en arrière.

Le véritable stress-test de crédibilité aura lieu dans les prochaines semaines. Le 18 aout, la DGEC a envoyé un email indiquant « qu’il n’est à ce jour pas prévu d’organiser une nouvelle réunion du Groupe Scientifique et Technique » à l’issue de la consultation. Si cette décision était confirmée, cela constituerait une régression inacceptable et un signal clair d’une volonté de remettre en cause la crédibilité même du Label Bas Carbone. Le rôle du Groupe Scientifique et Technique est de rendre un avis indépendant des pressions des acteurs économiques. Un avis que la ou le ministre est libre de suivre ou non, mais en toute transparence et en assumant le cout politique d’aller contre la science.