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Les minerais de la transition énergétique, une nouvelle menace sur les forêts

Publié le Rédigé par Canopée

Le gouvernement a récemment annoncé la création d’un fonds d’investissement pour sécuriser les approvisionnements en métaux et minerais critiques, indispensables, par exemple, à la fabrication de voitures électriques.

Notre enquête montre que ce fonds risque de financer des projets entraînant déforestation et violations de droits humains, comme la plus grande mine de nickel au monde, à Weda Bay en Indonésie.


Paris, le 13 octobre 2021. Emmanuel Macron présente le dispositif France 2030. L’objectif : faire de la France, un leader des « technologies d’avenir et de la décarbonation ». Pour réussir, la première des six priorités identifiées est de « sécuriser l’accès aux matières premières », notamment les minerais stratégiques.

Lithium, platine, nickel, cobalt ou encore titane, ces métaux sont au cœur de la transition énergétique car indispensables à la fabrication de batteries, de piles à combustibles, d’éoliennes ou encore à l’aéronautique.

Or l’extraction de ces métaux peut avoir de lourdes conséquences environnementales et sociales, notamment sur les forêts et les populations autochtones.

Un fonds d’investissement aux critères opaques

Deux ans plus tard, le 11 mai 2023, le gouvernement annonce la création d’un fonds d’investissement dédié aux minerais et métaux critiques. Il sera alimenté à hauteur de 500 millions d’euros maximum par l’État, et complété par des industriels et financiers pour atteindre à terme 2 milliards d’euros.

Le 23 janvier 2024, nous obtenons un rendez-vous à Bercy avec le chef du bureau des mines pour le ministère de la Transition Écologique et de la Cohésion des territoires, M. Gaillaud, et le responsable de la – toute fraîche – délégation interministérielle aux approvisionnements aux minerais et métaux stratégiques, M. Gay. Notre préoccupation : ce fonds a-t-il prévu des critères robustes pour éviter de provoquer de la déforestation en ouvrant des mines ?

Surprise : ce risque n’a pas été identifié, alors que l’exploitation minière est actuellement considérée comme le quatrième facteur de déforestation au niveau mondial. Au Brésil, l’exploitation du fer, de la bauxite (aluminium) et de l’or provoque des ravages en forêt. En République Démocratique du Congo, c’est l’exploitation du coltan en plein cœur de zones de forêts protégées qui est pointée du doigt. En Indonésie, l’exploitation du nickel est en plein boom, tirée par la demande mondiale croissante. Le président de la République indonésien Joko Widodo a prévu de multiplier par 200 les exportations de nickel (sans précision sur l’échéance). Les conséquences sont déjà visibles : près de 80 000 hectares de forêts ont déjà été défrichés en Indonésie depuis 2001 pour l’extraction de nickel.

Pourtant, le ministère de l’Économie et des Finances s’est engagé lors de l’annonce de la création de ce fonds à « appliquer les meilleurs standards sociaux et environnementaux dans les projets qu’il soutiendra ». Mais lorsque nous avons demandé à pouvoir consulter ces critères, deuxième surprise :

Si vous n’êtes pas investisseurs, je ne vois pas pourquoi vous seriez consultés.

Nous avons également demandé à pouvoir rencontrer Infravia et la Caisse des Dépôts, qui gèrent ce fonds. Silence radio. Relancé, notre interlocuteur de la délégation interministérielle aux approvisionnements aux minerais et métaux stratégiques, nous confirme que ni Infravia, ni la Caisse des Dépôts ne souhaitent nous rencontrer.

Une première proposition de critères doit être soumise dans les prochaines semaines, à laquelle seuls l’État, les industriels et financiers auront accès. Aucune consultation extérieure n’est donc prévue. Peu importe qu’il s’agisse de fonds publics.

Cette opacité montre clairement que les critères environnementaux et sociaux ne sont pas la priorité de ce fonds. InfraVia ne s’est par exemple engagée que sur 7 des objectifs de développement durable des Nations Unies. Aucun ne mentionne le respect des droits humains ou la préservation de l’environnement. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres : selon un rapport d’Oxfam, sur 43 entreprises étudiées travaillant sur des minerais critiques, 26 ne font aucune mention des droits des peuples autochtones ou utilisent un langage vague qui suggère que les projets iraient de l’avant même sans leur consentement.

Le risque est donc fort de financer un projet entrainant déforestation et violations des droits humains. Comme celui de Weda Bay, porté par une entreprise française : Eramet.

Weda Bay : la plus grande mine de nickel au monde, au milieu d’une forêt tropicale

En 2006, Eramet, entreprise détenue à 27% par l’Etat français1, rachète la concession de Weda Bay. Elle s’associera ensuite en 2013 à l’entreprise chinoise Tsingshan pour en exploiter le gisement.

27% C'est la part d'Eramet détenue par l'Etat français

Située sur l’île d’Halmahera, au large de Sulawesi, en Indonésie, Weda Bay est la plus grande concession de nickel au monde. Les ressources du gisement sont estimées à plus de 12 millions de tonnes de minerais, situées sur 45 000 hectares de zones boisées (5 fois la surface de Paris). D’après Global Forest Watch, la concession minière est couverte de forêts primaires. Une donnée en partie confirmée par une évaluation commanditée par Eramet elle-même en 2010. Elle est aussi extrêmement riche en biodiversité : les forêts d’Halmahera abritent le plus fort taux d’espèces endémiques au monde.

Des peuples autochtones menacés

Groupe nomade de Hongana Manyawa dans la forêt tropicale d'Halmahera. @AMAN

Mais cette zone est aussi le lieu de vie d’un peuple autochtone, les Hongana Manyawa, dont le nom signifie “peuple de la forêt”. Les Hongana Manyawa tirent tout ce dont ils ont besoin de la forêt dans laquelle ils vivent. Sans elle, ils ne peuvent survivre. Selon une estimation de l’ONG Survival, la concession recouvre 30 000 hectares de leur territoire. Parmi les Hongana Manyawa, certains groupes ont fait le choix de l’isolement.

Carte d'Halmahera en Indonésie

D’après l’entreprise, dès 2006, Eramet a cherché à « cultiver des relations de confiance avec les communautés locales pour obtenir les permis d’exploitation ». La réalité est toute autre : comme souvent, les informations fournies par l’entreprise sont partielles et biaisées. En 2013, un rapport interne à l’entreprise, et réalisé par l’entreprise Cross Cultural Services, alerte sur la difficulté d’obtenir le « consentement informé, libre et préalable » (CLIP) des populations lorsqu’une bonne proportion est « non contactée ».

Ce rapport mentionne également clairement que la concession empiète sur le territoire de nombreux groupes de Hongana Manyawa, dont certains non contactés. 

Extrait du rapport commandité par Eramet en 2013

Plutôt que d’acter et respecter ce choix, le rapport préconise d’ « établir un contact », tout en assumant que cela est « contraire à l’éthique ». En effet, forcer le contact peut avoir des conséquences dramatiques. Ces peuples très isolés n’ont pas développé d’immunité contre les maladies extérieures. Il n’est pas rare que 50% d’un groupe soit décimé suite à un contact forcé. Selon Survival, de nombreux Hongana Manyawa sont déjà morts suite à un contact forcé dans les années 1970 et 1980. 

Malgré cela, Eramet a décidé de commencer l’exploitation minière, au risque de les mettre en danger. Depuis 2020 plus de 2 000 hectares ont déjà été défrichés, sur un total de 6 000 hectares prévus. Et les conséquences se font déjà sentir. Un homme des Honyana Manyawa raconte :

Si nous ne soutenons pas la lutte pour leur forêt, mes proches isolés vont tout simplement mourir. La forêt est tout, c’est leur cœur et leur vie. Mes parents, mes frères et sœurs sont dans la forêt et sans soutien, ils mourront. Tout dans la forêt est désormais détruit : la rivière, les animaux, tout a disparu.

En octobre 2023, Survival a publié une vidéo filmée dans une concession forestière voisine de Weda Bay qui montre des Hongana Manyawa sortir de la forêt et venir attaquer des engins d’exploitation.

Images de Hongana Manyawa filmés à proximité de la mine de Weda Bay

Une mine “responsable” ?

Pour tenter de parer aux critiques, Eramet prépare actuellement l’audit de ses opérations à Weda Bay, afin d’obtenir la certification IRMA (Initiative for Responsible Mining Assurance). Ce standard prévoit bien de garantir le consentement libre, informé et préalable des populations, et elle est très claire sur le fait qu’elle ne certifiera pas de mines si les communautés affectées incluent des peuples autochtones non contactés.

En 2022, Eramet a donc de nouveau fait appel à l’entreprise Cross Cultural Consulting Services (CCCS). Mais cette fois-ci, étonnamment,  la conclusion est différente : « Cette étude, finalisée en octobre 2023 a montré que : un groupe de 9 individus appartenant à la communauté Tobelo [autre nom des Hongana Manyawa] se déplace dans la zone de la concession ; […] tous les groupes étudiés par l’étude ont des contacts avec les communautés locales ».

Le 14 février 2024, nous avons rencontré l’équipe d’Eramet chargée du développement durable à Paris. Confrontés au premier rapport de 2013, Eramet nous a affirmé que la situation avait simplement évolué. Or, les Hongana Manyawa étant un peuple nomade, on ne peut tirer de conclusions à leur absence à un endroit et un moment donné. Si leur territoire chevauchait la concession lors de la première étude, c’est encore le cas maintenant.

Autre problème : les critères relatifs à la déforestation sont largement insuffisants dans les standards IRMA. Le référentiel intègre bien des exigences de respect de la biodiversité et des services écosystémiques, mais les seuls critères restrictifs concernent les zones légalement protégées. Une exigence qui ne permet pas d’éviter la destruction de forêts à haut stock de carbone ou à haute valeur de conservation

Les autres certifications pour les minerais comme le Copper Mark présentent la même faille : l’exploitation minière en plein cœur d’une forêt tropicale peut être considérée comme « durable ».

Les critères définis dans le nouveau règlement européen sur la lutte contre la déforestation et la dégradation des forêts sont eux plus exigeants. Ils interdisent clairement l’importation de produits ayant causé la destruction de forêts à partir du 30 décembre 2024. Ils s’appliqueront au bois, à l’huile de palme ou encore au soja mais les minerais ne sont pas concernés.

Sonic Bay, l’usine qui pourrait accélérer la déforestation  

Aujourd’hui, l’essentiel du nickel exploité est utilisé pour la fabrication d’ustensiles de cuisine, d’outils médicaux ou divers usages industriels. Demain, c’est la fabrication de batteries électriques qui devrait structurer un marché en pleine croissance. Dès 2018, Eramet a ainsi annoncé entièrement recentrer sa stratégie sur les métaux de la transition énergétique. Or le nickel présent dans le sol indonésien -dit de classe 2- sert principalement à l’acier inoxydable, et n’est pas utilisable en tant que tel pour la production de batteries.

L’entreprise cherche donc à créer une nouvelle usine de transformation du nickel à proximité du gisement de Weda Bay et pour un montant de 2,6 milliards, Sonic Bay. Celle-ci produirait, dès 2026, 60 000 tonnes de sels de nickel par an, nécessitant l’extraction d’environ 3 millions de tonnes de minerai de latérite2, permettant d’alimenter la construction de 1,5 millions de batteries de véhicules électriques.

2,6 milliards C'est le montant du nouveau projet d'Eramet, Sonic Bay

L’usine de Sonic Bay pourrait donc être l’un des premiers projets financés par le fonds d’investissement français dédié aux minerais et métaux critiques. En effet, si celui-ci n’a que de vagues critères environnementaux et sociaux, il est par contre très précis sur sa finalité économique : les minerais doivent être destinés au marché européen.

Nous avons posé la question lors de notre rendez-vous à Bercy sur le financement possible du projet Sonic Bay : “L’investissement du fonds stratégique dans Sonic Bay n’a pas été acté, mais il pourrait rentrer dans les projets concernés”.


(1) via le Fonds Stratégique d’Investissement Equation (détenu par la Caisse des Dépôts et Consignation  et l’Agence des Participations de l’État)

(2) Sachant que le sol indonésien a une teneur en nickel d’environ 1,8% de nickel, il faut donc extraire une tonne de minerai pour obtenir 18 kilos de nickel

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