Analyses

Coupes rases : l’Europe régule, la filière joue la montre 

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Publié le Rédigé par Canopée

Le 30 décembre 2024, le nouveau règlement européen contre la déforestation entrera en application. Il régulera la mise sur le marché de plusieurs produits, dont le bois et ses dérivés (papier, carton, bois-énergie), en s’assurant que ces produits ne provoquent pas de déforestation. Ces nouvelles règles s’appliqueront aussi bien aux produits que nous importons qu’aux productions françaises : il pourrait enfin faire sérieusement progresser l’encadrement des coupes rases en France. Voici comment.

Un règlement qui remet en cause les pires coupes rases 

En France, il n’y a pas de déforestation. La surface forestière ayant beaucoup augmenté (c’est un peu moins le cas récemment), il n’y a, en effet, pas de réduction de la surface forestière. Mais qualitativement, c’est une autre histoire. Surtout si l’on s’intéresse à la surface de forêt gérée.  

L’innovation juridique de ce règlement est d’exclure, au-delà des produits issus de la déforestation, ceux dont l’exploitation a conduit à une dégradation de l’état de la forêt. La bataille autour de la notion de « dégradation forestière » a été homérique lors des discussions. Les représentants de l’industrie forestière réclamaient l’abandon pur et simple de cette mention. 

Mais la Commission européenne, le Parlement européen et les États membres ont tenu bon. Non seulement la notion de « dégradation forestière » a été maintenue dans le texte final, mais elle ouvre la possibilité de mieux encadrer les coupes rases, notamment celles conduisant à transformer des peuplements semi-naturels de feuillus en monoculture de résineux, comme dans le Morvan.  

C’est ce que précise le paragraphe 7 de l’article 2 :

De la difficulté à définir la dégradation forestière 

Pour évaluer si une coupe rase est une dégradation, chaque mot compte. Précisons d’abord que la définition de termes techniques est toujours un exercice périlleux pour le législateur, qui opte ainsi le plus souvent pour un renvoi à un décret, pour du droit national, ou à un acte délégué, pour du droit européen. Ces « précisions » sont parfois l’occasion pour les lobbies de détricoter entièrement ce que le législateur a voulu exprimer. Une autre option est de s’appuyer sur des définitions d’organismes de référence : c’est le choix qui a été fait pour ce règlement en s’appuyant sur des définitions de la FAO (Food and Agriculture Organisation). Ce choix n’est pas parfait. Comme nous l’analyserons, il reste une part d’interprétation de certains critères mais c’est une bonne base. 

Donc, dans un premier temps, il faut s’intéresser à la définition d’une forêt naturellement régénérée qui est précisée par le paragraphe 9 : 

Il s’agit d’une définition assez exhaustive qui a le mérite de couvrir la plupart des forêts ayant un intérêt écologique : peuplements de feuillus ou mixtes, taillis sous futaie avec réserve et même les vieux taillis. A priori, pas d’inquiétude ici. 

Ça se complique avec la définition de forêt de plantation qui est précisée au paragraphe 11 : 

La « forêt de plantation », c’est la version intensive de la « forêt plantée » (définie au paragraphe 10). 

Ainsi la conversion d’une forêt primaire ou d’une forêt régénérée naturellement en plantation de deux essences à intervalles réguliers et en futaie régulière destinée à une gestion « intensive » sera considérée comme une dégradation.  

Il s’agit a priori de critères cumulatifs, car vu la rédaction, il est difficile de considérer qu’il s’agit de critères supplétifs, un « ou » à la place du « et » aurait sinon été utilisé.  

Si tous les critères ne sont pas réunis (gestion non intensive, structure équienne, plus de 2 essences), la conversion n’est pas considérée comme une dégradation. C’est dans cette brèche que vont tenter de s’engouffrer les lobbys. 

Mais non, cette plantation n’est pas gérée de façon intensive… 

La stratégie la plus évidente pour tenter de saboter ce règlement va être de jouer sur le flou autour de la notion de « gestion intensive ».  

En effet, ce terme n’est pas défini explicitement dans le règlement. Toutefois, il est mentionné dans le considérant 9 en mentionnant que l’agence européenne pour l’environnement considère que 10% des forêts européennes sont gérées de façon intensive. Dans son rapport sur l’état des forêts (2016), l’agence fait logiquement référence aux rapports de la FAO, notamment pour ce qui concerne le taux de forêts classées comme étant gérées de façon intensive (p22). À défaut de définition, la FAO utilise bien cette notion de plantations gérées intensivement pour produire ses données, ce qui permet de dessiner les contours de cette notion plus précisément. Ainsi, par exemple, dans son rapport de référence sur l’évaluation des ressources forestières mondiales (2020), la FAO donne (en page 5) une vision assez claire de ce qui est entendu comme plantation donnant lieu à une gestion intensive :  

Cette précision, comme d’autres utilisations du terme, permettent de considérer que la gestion « intensive » relève simplement d’une gestion active à la recherche d’un optimum de production dans le cadre d’une plantation sans qu’il soit nécessaire de démontrer une forme de surexploitation par exemple ou une atteinte à l’environnement. En d’autres termes, ce critère est assez peu discriminant : une gestion pro-active telle que pratiquée en France dans les parcelles bénéficiant d’un document de gestion durable peut rapidement être qualifiée de gestion « intensive ».  

Alors que l’intensification de la gestion forestière est au cœur des discours de la filière et des politiques publiques, il serait assez cocasse de prétendre que non, finalement, en France, les forêts ne sont pas gérées de façon intensive pour contourner cet embarrassant règlement. 

Des critères difficiles à contourner  

Examinons maintenant les trois autres critères définissant une forêt de plantation, et donc une potentielle dégradation. 

Le critère de diversification peut faire l’objet d’une interprétation mais, là aussi, elle serait risquée juridiquement. En effet, pourquoi ne pas considérer que planter 1% de chêne, 1% de pin taeda et 98% de pin maritime est une plantation diversifiée cochant le critère « plus de deux essences » ? Le contre-argument est assez facile : selon l’IGN (page 56), lorsqu’une essence d’arbre occupe plus de 75 % du couvert dans l’étage dominant, le peuplement est considéré comme monospécifique. 

Sur les deux autres critères, structure équienne et alignement d’arbres, ils sont également difficilement contournables. Sauf à faire preuve de très mauvaise foi, ce que les tribunaux n’apprécient guère. Les plantations qui suivent une coupe rase sont généralement gérées en futaie régulière, c’est à dire précisément avec une structure équienne et des arbres alignés selon un schéma de plantation précis. Si l’objectif du propriétaire est d’opter pour une structure irrégulière à couvert continu, l’itinéraire technique préconisé est d’améliorer l’existant plutôt que de raser et replanter.  

Enfin, répondons à un argument avancé par les acheteurs de bois pour se dédouaner de leur responsabilité : leur responsabilité au moment de l’achat de bois issu d’une coupe rase ne pourrait pas être recherchée car ils ne sont pas responsables des choix du propriétaire après la coupe. L’argument est intéressant mais, là aussi, difficilement tenable devant un tribunal : ce règlement oblige les entreprises à un devoir de vigilance et d’analyse des risques.  En toute logique, si l’entreprise a un doute, elle doit demander au propriétaire un document attestant qu’il ne compte pas transformer une forêt qui se régénère naturellement en une forêt de plantation. Par exemple, un document de gestion agréé par le Centre National de la Propriété Forestière. 

La grosse ficelle de l’adaptation des forêts au changement climatique

Au prétexte que les arbres actuels ne seraient plus adaptés au changement climatique, la forêt ne serait plus capable de se régénérer naturellement sans action humaine. Pour les coopératives forestières, « seuls 1 à 10 % des arbres sont en capacité de survivre au changement climatique » [1]. Donc raser et replanter ne serait pas de la dégradation. Un raisonnement qui s’inscrit dans la droite ligne du catastrophique plan de relance et de l’objectif de planter un milliard d’arbres pour « renouveler » la forêt française.  

Sauf qu’aucune exception n’est prévue dans le texte pour justifier une telle interprétation. Autrement dit, il faut revoir de fond en comble le plan de renouvellement des forêts qui prévoit des coupes rases massives de peuplements abusivement qualifiés de « pauvres » ou « vulnérables » pour s’assurer qu’il est compatible avec ce nouveau règlement. Ça serait ballot de financer avec de l’argent public des pratiques illégales. 

Les élections européennes, dernier espoir de la filière pour saboter ce texte ? 

Ce qui est particulièrement frappant à quelques mois de l’entrée en vigueur de ce règlement, c’est le manque d’anticipation. Les deux systèmes de certification, PEFC France et FSC France, n’ont pas intégré ce règlement dans leur nouveau référentiel alors que le texte final était adopté. Les discussions sur la transposition de la directive RED3 (énergie renouvelable) ignore superbement jusqu’à présent le fait qu’il ne sera pas possible de mettre sur le marché du bois énergie issu d’une coupe rase ne respectant pas ce règlement. En Guyane, ce sont les projets de production d’électricité à partir de biomasse forestière qui pourraient être remis en cause. Enfin, si la méthode boisement du Label Bas Carbone, en cours de révision, mentionne bien ce règlement, ça n’est pas le cas pour la méthode reboisement qui est pourtant directement concernée. 

Alors pourquoi ? Tout d’abord parce que la filière n’a pas vu le coup venir. Lors des négociations, elle a fait aveuglément confiance aux pays d’Europe du Nord (Suède, Finlande…) pour défendre leurs intérêts. Mauvaise idée. Dans la dernière ligne droite des négociations, quand ils ont compris qu’ils ne réussiraient pas à exclure la dégradation du texte final, ces pays ont réussi à sauver leurs intérêts. En effet, la définition de dégradation adoptée les gratte un peu mais c’est supportable :  dans ces pays, après une coupe rase, la forêt est laissée en régénération naturelle. Pas de plantation, pas de dégradation.  

Et puis, il y a eu le temps de l’incrédulité. Pas grave, on sabotera le texte lors du débat sur la transcription, nous a expliqué un jour un responsable de la filière. Sauf que, contrairement à une directive, un règlement n’a pas besoin d’être transcrit pour entrer en vigueur. Pas de transcription, pas de possibilité de sabotage de ce côté-là. 

Mais Marc Fesneau, notre ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire, veille au grain. Le 21 mars 2024, il a eu la bonne idée de signer un courrier rédigé par ses homologues autrichiens et allemands pour demander une « révision ciblée » du règlement. Concrètement, il s’agit de demander un report de la date d’entrée en vigueur et surtout une exception pour « les pays dont la surface forestière augmente ». Une demande qui remet en cause l’architecture même du règlement et le principe d’inclure la dégradation forestière. Le Brésil est régulièrement pointé du doigt lorsqu’il avance cet argument, qui permet de masquer la déforestation en Amazonie par l’augmentation des monocultures d’eucalyptus dans le sud du pays. Recadré par le Premier Ministre après cette signature, Marc Fesneau est censé être rentré dans le rang. Officiellement, la France soutient ce règlement et ne souhaite pas rouvrir une négociation du texte. En effet, Emmanuel Macron aurait fait de ce texte un « totem », ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Jusqu’à quand ? 

Du 6 au 9 juin 2024 auront lieu les élections européennes. Pour les lobbys, c’est l’espoir de continuer à détricoter le Green Deal et l’ensemble des normes européennes environnementales. La récente offensive des ministres de l’Agriculture sur ce texte montre qu’il n’est pas non plus à l’abri d’un retournement de tendance.  

[1] Dossier de presse de l’UCFF intitulé : « Le changement climatique menace les forêts françaises. Il y a urgence à endiguer la « fonte verte ».