Analyses

Déforestation : la loi européenne signe-t-elle la fin des petits producteurs de cacao ?

Publié le Rédigé par Canopée

En décembre 2024, le nouveau règlement européen contre la déforestation devrait garantir que certaines matières premières vendues en Europe ne sont ni responsables de déforestation, ni de dégradation des forêts. Pour cela, un élément clé est exigé : de la traçabilité. Quelles implications pour la filière du cacao ?

Une loi historique contre la déforestation

L’Europe, en proportion de son nombre d’habitants, est le principal contributeur à la déforestation. Une étude de Pendrill et al. de 2020 montre qu’à travers ses importations de produits agricoles (soja, cacao, boeuf, huile de palme, café, caoutchouc, bois, etc.), l’Union européenne est associée à la destruction de 3,5 millions d’hectares chaque année. Et l’Europe a une responsabilité particulière dans la filière du cacao. En effet, elle est le plus grand importateur de cacao au monde : elle consomme 60% de la production mondiale. Or malgré la succession d’engagements volontaires contre la déforestation liées à ces matières premières pris ces dernières décennies par de nombreux États et entreprises, ceux-ci n’ont pas entrainé de progrès significatifs dans la lutte contre la déforestation. Il était donc nécessaire d’instaurer une obligation légale.

Cette loi européenne contre la déforestation est historique parce qu’elle impose deux choses : les entreprises qui mettent sur le marché certains produits devront garantir qu’ils ne sont pas liés à de la déforestation, et pour cela elle les oblige à fournir des données de géolocalisation permettant d’identifier l’origine exacte de ces produits.

Ce dernier point est une immense avancée, car bon nombre d’entreprises des secteurs du soja, cacao, huile de palme, etc. ne réalisent pas ce travail de traçabilité. À titre d’exemple, en 2021, OFI, le premier fournisseur de cacao au monde, ne traçait que 38% de son cacao jusqu’à l’exploitation. Et Barry Callebaut, le numéro deux, ne disposait d’une traçabilité jusqu’à la coopérative (groupement de producteurs) que pour 40% de ses approvisionnements ! Mais comment peut-on garantir qu’une matière première n’est pas associée à de la déforestation si on ne sait pas où elle a poussé ?

L’enjeu des petits producteurs

Une des caractéristiques de la filière du cacao, c’est le nombre important de producteurs impliqués, et leur petite taille. On compte entre 5 et 6,5 millions de producteurs de cacao, et 95% de la production mondiale provient d’une agriculture familiale, de plantations de 1 à 3 hectares. Cette culture est essentielle pour les paysans de ces pays : en Côte d’Ivoire, plus de 60% des revenus des agriculteurs proviennent du cacao. Et pourtant 77% des cacaoculteurs ivoiriens vivent en dessous du seuil de pauvreté. Cette situation entraîne de nombreux problèmes sociaux-économiques et environnementaux, comme le travail des enfants, l’appauvrissement des sols ou la déforestation.

En Côte d’Ivoire, la superficie couverte par la forêt tropicale est passée de 16 millions d’hectares en 1960 à seulement 2 millions en 2010, soit une perte de 87% de ses forêts, en grande partie à cause de la culture du cacao. La situation au Ghana est similaire : la surface forestière a diminué de moitié entre 1980 et 2010.

Cela s’explique par le type de culture qui s’est établi dans la région. En Afrique de l’Ouest, c’est la monoculture sans ombrage qui domine, encouragée par l’introduction dans les années 1960 d’un hybride adapté à la culture en plein soleil. Et celle-ci est instaurée en abattant et brulant les forêts existantes. Les cacaoyères plantées suite à cette déforestation bénéficient dans un premier temps de l’importante fertilité du sol forestier, et sont très productives. Mais après 20 à 30 ans, les rendements s’effondrent. Or, lorsque les cacaoyères vieillissent et les rendements diminuent, il est plus rentable de défricher à nouveau une surface de forêt pour implanter une nouvelle cacaoyère plus productive. Les fronts pionniers continuent donc de se déplacer d’Est en Ouest du pays à la recherche de rendements importants.

Il y a donc deux objectifs à concilier : mettre en place une traçabilité et durabilité qui permettent de lutter contre cette déforestation, sans que cela n’ait de répercussions négatives pour les petits producteurs qui dépendent de cette culture.

Qui pour accompagner les petits producteurs ?

La grande majorité des entreprises de la filière s’était déjà engagée à mettre fin à la déforestation ⎻et donc par conséquent à identifier leurs zones d’approvisionnement. Mais maintenant que cela devient une obligation légale, celles-ci commencent à grincer des dents, arguant du problème que représente le nombre de producteurs et donc de parcelles qu’elles vont devoir tracer.

Or réaliser cette traçabilité serait tout à fait faisable, à condition d’en donner les moyens aux producteurs. Selon une étude du Basic, le coût supplémentaire lié à la traçabilité du cacao serait de l’ordre de 5% du prix à la tonne (sur la base d’un prix à 2000€ la tonne). D’autant plus que le règlement européen prévoit des simplifications pour les petites exploitations. La géolocalisation demandée, pour les parcelles de moins de 4 hectares, se résume à un seul des coordonnées de longitude et latitude. Un simple point GPS.

Mais les majors du secteur semblent plus enclins à contourner le problème, et ils ont un plan : investir dans la production à grande échelle. Et donc exclure les petits producteurs de leurs chaînes d’approvisionnement. La dernière annonce est celle de Barry Callebaut, qui s’est allié à une entreprise brésilienne pour la création d’une plantation de 5 000 hectares. Mais l’américain Mondelez, et l’italien Ferrero chercheraient eux aussi à faire de même. En résumé, le secteur du cacao a engrangé de très gros profits sur le dos des petits cultivateurs ⎻les cacaoculteurs ne percoivent que 6% des 90 milliards d’euros annuels générés par le secteur⎻, mais les entreprises préfèrent maintenant se passer d’eux plutôt que de les accompagner. Contacté sur la manière dont ils se mettent en conformité avec la loi européenne, le groupe Barry Callebaut n’a pas donné suite à notre requête.

Un large panel de solutions

Il convient d’abord de régler le problème à la base : la pauvreté pousse à la déforestation, et complique la traçabilité. Il est donc primordial de mettre en place des prix de référence pour garantir un revenu décent des producteurs. Ce prix de référence est déterminé par pays, pour une production durable. Selon les calculs du Baromètre du Cacao, un prix de référence crédible en Côte d’Ivoire et au Ghana serait autour de 2 900 euros par tonne.

Pour la traçabilité, un certain nombre d’entreprises et d’exportateurs développent leur propre système. Les coopératives (groupements de producteurs) doivent alors réaliser ce travail de traçabilité pour chacun de leurs acheteurs, qui vont conserver ces données. Cela est coûteux, inefficient, et est un frein à l’autonomie des coopératives. Il conviendrait donc plutôt de soutenir des systèmes de traçabilité appartenant pleinement aux coopératives.

Un système national de traçabilité est aussi prévu en Côte d’Ivoire, au Ghana et au Cameroun. À ceux-ci devrait s’ajouter une cartographie des forêts et de l’utilisation des terres. Jusqu’à présent, le manque de transparence et les lacunes dans la collecte de données n’en font pas encore des systèmes crédibles. Mais s’ils deviennent plus robustes, ils permettraient de largement simplifier et harmoniser le processus. Cela permettrait aussi d’obtenir une traçabilité pour les producteurs hors des coopératives.

Enfin, le texte prévoit la mise en place de coopération entre l’Union européenne et les pays tiers. Ces partenariats et mécanismes de coopération pourraient prendre une forme similaire à celle des Accords Partenariats Volontaires mis en place pour accompagner le règlement contre les importations de bois illégal. Ceux-ci ont contribué à améliorer la gouvernance forestière et réduire l’exploitation illégale de bois dans les pays qui ont signé ces accords et sont un modèle intéressant à dupliquer.

Si, si, c’est possible

Bien que la mise en conformité avec le règlement européen demande des efforts de la part de tous les acteurs de la filière, certaines entreprises ont montré la voie, et nous prouvent que cela est bel et bien possible.

Le chocolatier néerlandais Tony’s Chocolonely travaille en étroite collaboration avec ses fournisseurs, et investit dans des partenariats, fournit une assistance technique, et développe des relations de long terme avec eux. Il a développé un logiciel de suivi des fèves qui trace 100% son cacao depuis de nombreuses années. Tony’s est également en mesure de comparer les volumes délivrés avec la surface des fermes afin d’identifier toute possible fausse déclaration. Pour démontrer l’absence de déforestation, Tony’s monitore la déforestation grâce à de la télédétection et compare ces données à celles de géolocalisation de ses fournisseurs.

Fairtrade et Tony’s Chocolonely ont aussi développé le concept de “prix de préférence du revenu vital” : le prix à la ferme déterminé par le marché est complété pour garantir un revenu décent aux producteurs.

Mais ces démarches sont aussi opérationnalisables à plus grande échelle. Ferrero est la première grande entreprise en mesure de tracer 96% de son cacao jusqu’à l’exploitation et elle certifie l’ensemble de ses approvisionnements. Elle s’appuie ensuite sur la surveillance par satellite pour s’assurer de l’absence de déforestation dans les exploitations auprès desquelles elle se fournit. Et l’entreprise travaille sur la durée avec ses fournisseurs : en 2021-2022, 82% du cacao acheté par l’entreprise provenait de producteurs dédiés et 80% de leurs fournisseurs travaillent avec eux depuis plus de 3 ans.

Le règlement européen contre la déforestation est donc à la fois un risque et une opportunité pour les petits producteurs. Il peut mener à l’autonomisation des coopératives, à un renforcement des capacités des producteurs et pays producteurs, ou à leur marginalisation et exclusion du marché européen. Cela dépendra des choix faits par les industriels du secteur et des États.