Les négociants de soja : au coeur de la déforestation cachée
Les négociants de soja : au coeur de la déforestation cachée
De nombreux acteurs contribuent à la déforestation, mais un rôle clé est celui des négociants. Focus.
Cette année encore l’Amazonie et le Cerrado ont été ravagés par les feux, au profit de la culture de soja et de l’élevage. Au cours des 20 dernières années, la production mondiale de soja a plus que doublé. Cela a de graves conséquences pour les zones où il est cultivé. Au Brésil, plus gros fournisseur de la France, ce sont environ 100 000 hectares d’écosystèmes naturels qui sont convertis tous les ans pour le soja.
De nombreux acteurs contribuent à ce désastre, mais un rôle clé est celui des négociants. En effet, ce sont bien eux qui définissent à quoi sera nourrie la viande que nous mangeons, et même ce qui sera importé sur le territoire français.
Les négociants, ou traders, sont les entreprises qui achètent les graines de soja aux producteurs, les stockent, les transforment en huile et tourteaux, les transportent, et les revendent aux fabricants d’aliments pour animaux ou à l’industrie des biocarburants. Ils ont un rôle central dans la déforestation à travers l’installation d’infrastructures ou d’investissements dans des zones à risque. Ils ont donc le pouvoir, en décidant de s’installer ou non dans des régions aux écosystèmes menacés, de les préserver ou les détruire.
Une déforestation concentrée sur quelques multinationales
Le commerce mondial de soja est concentré dans les mains de quelques négociants internationaux : Bunge, Cargill, ADM, Louis Dreyfus, Amaggi, et COFCO. A eux seuls il représentent presque la moitié de la production mondiale. Ce sont les mêmes entreprises qui opèrent en Chine et en Europe, principaux pays importateurs. Cela offre une opportunité considérable: si le marché européen pousse ces entreprises à changer leurs pratiques, cela se répercutera sur l’ensemble du marché du soja. Cela signifie que si elles s’engagent, la déforestation liée au soja pourrait tout simplement disparaître.
Le succès du moratoire sur le soja d’Amazonie est l’exemple du pouvoir de ces acteurs. Mis en place en 2008, cet accord a permis de faire en sorte que le soja ne soit plus un moteur majeur de la déforestation dans cette région. Au moment de son instauration 30% du soja produit en Amazonie brésilienne contribue à la déforestation, contre 1% aujourd’hui.
Pourtant, la déforestation continue : en 2017, au Brésil, les chaînes d’approvisionnement de ces six principaux négociants (ADM, Amaggi, Bunge, Cargill, Louis Dreyfus et COFCO) concentrent encore 66% du risque de déforestation lié à la culture de soja. L’Amazonie n’est peut-être plus largement impactée, mais d’autres biomes, tout aussi précieux sont encore sur la sellette. C’est le cas notamment du Cerrado, la savane à la biodiversité la plus importante du monde. La culture du soja s’y est développée depuis les années 1980, et la moitié de sa végétation a déjà disparu.
C’est donc très clair : si les mastodontes du secteur ne prennent pas des dispositions, l’ensemble de la chaîne de transformation ne pourra pas changer, et les écosystèmes du Brésil resteront en danger.
Des engagements, pas de changements
Toutes ces entreprises ont pris des engagements de lutte contre la déforestation et la conversion. Pour Bunge c’est un approvisionnement zéro déforestation à l‘horizon 2020-2025. La politique de Cargill en terme de soja d’Amérique du Sud, elle, stipule que l’entreprise veut atteindre cet objectif d’ici à 2030. Amaggi a lui aussi affirmé vouloir atteindre une chaîne d’approvisionnement sans déforestation. De même pour ADM, avec une politique “pas de déforestation, pas d’exploitation”. COFCO, lui, soutient la production de soja durable. Louis Dreyfus enfin, s’engage à influer et collaborer avec les acteurs de sa chaîne pour mettre fin à la déforestation.
S’ils étaient correctement mis en place, ces engagements offriraient un puissant levier pour réduire la déforestation. Mais ils ne sont restés que des promesses vides, les résultats se font toujours attendre. L’initiative Forest 500 vise à évaluer et classer les plus grosses entreprises liées à la déforestation. Le verdict est très clair: Cargill, Bunge, LDC, ADM et COFCO ont tous des notes au mieux moyennes voire réellement basses. Et pour cause :
→ Les entreprises n’ont pas fixé de cut-off date (si une parcelle a été convertie après cette date, le soja qui y est produit n’est pas accepté)
→ Il n’y a pas eu d’insertion de clauses contractuelles de non déforestation/conversion avec les producteurs
→ Il est très difficile d’avoir une réelle idée des actions mises en place, faute de transparence.
On peut aussi s’interroger sur le sérieux de ces engagements, alors que ces entreprises sont encore régulièrement épinglées pour leurs pratiques en matière de conversion d’écosystèmes menacés et de violences envers les populations locales. En 2018, 5 négociants dont Bunge et Cargill et des fermes ont été condamnés à payer une amende de 29 millions de dollars pour déforestation illégale. Le gouvernement brésilien affirme qu’ils ont acheté 3 000 tonnes de soja produits sur des terres protégées.
Une enquête de terrain a documenté en août 2020 des déforestations récentes dans des fermes fournissant Bunge, Cargill, Amaggi et Louis Dreyfus. L’une d’entre elles, SLC Agricola, a déforesté 5 200 hectares au Cerrado au premier trimestre 2020. Une nouvelle déforestation qui s’ajoute à une précédente de plus de 1 300 hectares en 2019.
Dans une autre, Estrondo, une méga-ferme industrielle, l’enquête a documenté des violences à l’encontre des communautés locales et déforestations illégales. Cette ferme a aussi récemment renouvelé un permis lui permettant de déforester 25 000 hectares.
Nos demandes
Il est grand temps que ces entreprises respectent leurs engagements, condition sine qua non à la protection des écosystèmes brésiliens. Dans le cadre du Conseil Scientifique et Technique mis en place par les différents ministères, un rapport publié en septembre 2020 propose un mécanisme simple à mettre en place pour mettre fin aux importations de soja responsable de ce désastre, et les négociants en sont au coeur.
Pour respecter leurs engagements ils doivent :
→ Adopter clairement la “cut-off” datée du 1er janvier 2020 : si du soja a été cultivé sur une parcelle déforestée, après cette date il ne doit plus être accepté.
→ Concrétiser leur engagement en mettant une clause de non-conversion au delà de la cut-off date dans l’ensemble de leurs contrats.
→ Publier les données sur l’origine des chargements de chaque cargo et la liste des silos d’où vient le soja (et la liste des parcelles d’origine si le silo est dans une municipalité à risque).
Le respect de ces conditions est essentiel à la préservation d’écosystèmes cruciaux et des communautés qui en dépendent. Ces entreprises doivent prendre leurs responsabilités et s’engager dans une réelle lutte contre la déforestation.